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René Viénet

Mao : Arrêts sur images

"Mao, 30 ans après sa mort –– en Chine et en France" est un sujet de
dissertation que les enseignants d'histoire en terminale opportunément
proposeront à leurs lycéens le mois prochain : la récente parution du Mao, une
histoire méconnue de Jung Chang & Jon Halliday, et la programmation cette
semaine sur Arte du récent documentaire de Philipp Short, alimenté par des
sources chinoises officielles, faciliteront des travaux dirigés scolaires.

De plus, ces deux nouveautés "trente ans après" permettront de parler aux
lycéens de méthodologie : comment "plus de trente ans avant", dans l'instant, il
était possible de comprendre l'essentiel et de le faire connaître :

En 1971, Simon Leys pour avoir écrit Les habits neufs du Président Mao fut
condamné par les sinologues français à ne jamais enseigner en France.

Pour avoir été son éditeur, et avoir récidivé en publiant quelques autres
titres, depuis devenus des classiques, et surtout pour avoir réalisé le film
Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires, je fus à deux reprises
exclu du c.n.r.s., à l'unanimité, par sa section 38.

Comme ces deux titres se comparent sans rougir malgré leur grand âge aux oeuvres
précitées, ne souffrent pas du tout d'être relus et revus, "trente ans après",
on peut suggérer qu'ils soient également versés aux travaux pratiques des
lycéens si les proviseurs ne sont pas trop mao-prudents et n'anticipent pas sur
ce qu'aurait dit, il y a trente ans, l'inspecteur général Geismar lorsqu'il
était maoïste.

Un rapide sondage dans les dossiers pédagogiques qui se trouvent, çà ou là,
incite à offrir quelques balises pour de tels travaux pratiques en classe, et à
faire rebondir, pour leurs parents, le débat là où on ne l'attend pas, où il
convient pourtant de le développer :

Un enseignement inepte de l'histoire et de l'actualité chinoises ont conduit la
diplomatie, l'industrie et le commerce français depuis un siècle et demi à des
déboires et souvent des désastres. Du Sac du Palais d'été de Pékin par Napoléon
III (palais magnifique construit par des jésuites européens), à la coûteuse
tentative ratée de s'emparer de Formose par Jules Ferry, à la destruction par
l'amiral Courbet de l'arsenal de FuZhou (à peine construit par un autre
polytechnicien ), jusqu'à la déconfiture du TGV à Taiwan, ou autres échecs
commerciaux, ou scandales, il y a une continuité que des lycéens peuvent
analyser, textes sur table, avec leurs enseignants.

Tout comme, en sens contraire, les succès de Cogema à Taiwan, il y a vingt ans,
et de Framatome en Chine, à la même époque, qui se lisent en milliards d'euros,
offrent la preuve qu'il n'y a pas de fatalité dans le bilatéral franco-chinois.

Ne pourront pas comprendre ceux qui ne peuvent pas non plus imaginer que la
France construise au FuJian une paire de réacteurs franco-allemands brûlant les
combustibles usés/recyclés des centrales taiwanaises et alimentant Taiwan,
autant que le réseau du Fujian, en électricité.

Les proviseurs en douteraient-ils ? Le Moniteur du 30 août 1858 publiait après
la prise de Tianjin (Tientsin) un télégramme du baron Gros, ambassadeur
plénipotentiaire allant ouvrir une ambassade de France derrière les baïonnettes
et avant de brûler le Palais d'été avec Cousin-Montauban et Lord Elgin : "Les
voeux de l'Empereur sont exaucés en Chine. Ce vaste empire s'ouvre au
christianisme et presque entièrement au commerce ...". En novembre 1994,
l'ambassadeur de France en Chine signera une célèbre dépêche pour dénier que
Framatome puisse jamais contracter en gré à gré un répétition du contrat de Daya
Bay. Un mois plus tard, la Chine signait le contrat de Ling'ao.

Entre ces deux dates, entre ces deux ambassadeurs, une côterie de sinologues,
catholiques-maoistes pour la plupart, une intéressante exception française
subventionnée, vont effectivement brouiller les cartes pour les industriels
français.

Mao avait asséné à un ministre de Charles de Gaulle (André Bettencourt, qui
n'avait pas su quoi lui répondre ...) que la France n'avait – depuis Dien Bien
Phu pilonné par des mortiers chinois – plus aucun rôle à jouer en Asie. Trente
ans après sa disparition, pleurée par un si grand nombre de Français, peut-on
évaluer ce qu'il reste de Mao et du rôle du maoisme, en France et dans les
relations franco-chinoises, dans leurs trop modeste bilan économique ?

Guy Sorman a proposé au Quai d'Orsay d'offrir dix bourses de troisième cycle à
des étudiants chinois pour étudier, cas par cas, l'histoire du maoïsme français
dans l'université et dans les institutions.

Le Figaro a invité un maoiste repenti à offrir son cas à leur analyse. Je m'en
réjouis d'autant plus que dans Chinois, encore un effort ... j'avais brocardé
André Glucksman (dans la version américaine, c'est Bernard-Henri Lévy qui était
punaisé) et que le film semble avoir eu un effet positif sur lui.

Revenons en Chine pour l'introduction aux travaux pratiques des lycéens : à
Pékin, depuis le bocal en verre où certains pensaient l'avoir enfin relégué,
bocal visité par nombre de pélerins, Mao a lancé un anathème contre Deng
Xiaoping et ses partisans, que l'on peut ainsi résumer : "Vous avez tout jeté la
plus grande partie du maoïsme pour vos quatre modernisations, mais vous n'oserez
pas toucher à mon mausolée dont la démolition serait perçue comme le lancement
de la cinquième modernisation, la démocratie. Pour m'éliminer du paysage,
oseriez-vous célébrer Wei Jingsheng et oseriez vous demander comme Mandela One
man, one vote ? ".

Pour réveiller au fond de la classe ceux qui veulent préparer HEC, faire du
commerce en Chine sans apprendre le chinois, le professeur d'histoire peut alors
tenter une diversion. Les affaires des grandes entreprises françaises en Chine
ne vont pas très bien, pour la plupart.

Dix années passées dans l'université à ferrailler contre les sinologues
catholiques-maoistes, les disciples de l'inénarrable Jean Chesneaux de la
Paroisse étudiante, puis le double d'années à représenter des entreprises
industrielles dans le monde chinois, me permettent d'écrire que tous les échecs
depuis trente ans des industriels français dans la Chine, au sens le plus large
en y incluant Formose, ont leur explication, en amont dans une perversion de la
formation des personnels appelés à y travailler.

La présente opinion pourrait donc figurer dans les pages saumon du
Figaro-économie, comme introduction à une série décapante sur les trop modestes
performances de l'industrie française en Chine, et les moyens d'y remédier :
Accrochez-vous au pinceau, on retire l'échelle ! La France n'a pas été la
première, loin de là, à reconnaître la Chine, et rétablir des relations
diplomatiques avec Pékin, en 1964, mais elle ne fut pas non plus la dernière.
Pourtant son score en matière commerciale est bien modeste si on le rapporte aux
flatteries politiques et diplomatiques françaises depuis 1964. En fait elles
dissimulent une profonde absence de formation linguistique, historique et
politique des fonctionnaires et des commerçants, et une carence quasi totale de
l'université à propos des affaires chinoises – à de rares exceptions près.

En septembre 1971, donc, dans la Bibliothèque asiatique paraissait les Habits
neufs du Président Mao. Le premier tirage fut épuisé avant le premier
compte-rendu positif dans la presse. Pour qu'il paraisse, la rédaction du Nouvel
Observateur de l'époque exigea qu'un maoïste vienne équilibrer de manière
hostile la critique favorable rédigée par Etiemble. Ce premier des titres de
Simon Leys expliquait, de manière limpide et sensée, une histoire pleine de
bruit et de fureur qui, trente ans après, n'a pas encore décanté en France.

L'ouvrage de référence sur la Chine – en ce temps-là – était un best-seller d'un
normalien, maoïste à sa façon, Quand la Chine s'éveillera ..., un titre inspiré
par le livre de Jack Belden, citant la phrase célèbre de Napoléon. Alain
Peyrefitte avait dédié, entre autres, son reportage au Préfet Papon.

[L'allusion réveillera l'un des lycéens issu de l'immigration dont le
grand'oncle quitta Bordeaux en train pour l'allemagne, et son condisciple dont
un oncle fut jeté dans la Seine en octobre 1961. Ils s'endormaient au fond de la
classe au fond de la classe, et auraient préféré un film avec Shu Qi dans le
rôle de Marie-Olympe de Gouges, ce que je comprends].

Brocardé sur ce point dans l'introduction de Révo. cul. dans la Chine pop.
l'auteur fit disparaître cette dédicace encombrante dans les éditions suivantes
mais ne remit jamais vraiment en cause son analyse initiale. Il convient de
ressortir des médiathèques des lycées ce best-seller oublié d'un ministre, qui
fut le directeur politique du Figaro, pour en confronter les angéliques
aberrations à tout ce que la Chine a depuis révélé sur les horreurs du maoïsme.
Pour rassurer les lycéens d'aujourd'hui sur l'équilibre gauche-droite dans
l'erreur, leur professeur retrouvera la citation où Daniel Cohn-Bendit se
croyait obligé de dire du bien des communes populaires (trente millions de morts
de faim).

En septembre 1976, il y a trente ans, aucune télévision n'avait osé préparer de
"nécro" de Mao . Il était probablement immortel pour les secrétaires de
rédaction. A la grande surprise des maoistes, normaliens ou pas, un était
pourtant disponible grâce à Hélène Vager (la productrice de Bôf) et de
Charle-Henri Favrod (producteur du Chagrin et la pitié) : sans le moindre
récitatif par un tiers, Mao y prononçait en personne, en 26 minutes, sa nécro
pour une soirée-débat sur Antenne 2. Il s'était suffisamment déboutonné devant
les gardes rouges, qui avaient fébrilement transcrit ses phrases à
l'emporte-pièce, pour que le procédé fonctionne bien, sur des images qui étaient
à l'époque en grande partie inédites. Le , dont le Président Valéry Giscard
venait de saluer l'extinction, clignota donc toute la soirée. Et ce court
métrage fut la sélection française de la compétition courts-métrages du Festival
de Cannes suivant.

Sur une saillie malencontreuse du boute-en-train Joris Ivens, un cinéaste
stalinien, mettant au défi les participants au débat télévisuel de citer le nom
d'un seul prisonnier politique dans la Chine maoïste, l'émission fit la part
belle au livre , le dazibao du groupe Li YiZhe qui venait de paraître en
traduction française et que les techniciens lisaient dans la régie. Du coup
l'Express consacra les jours suivants plus de place aux dissidents chinois
emprisonnés qu'au défunt de Sollers & Kristeva, et de tant de normaliens rue
d'Ulm, confits dans leur dévotion, comme François Jullien, mais tellement
malheureux depuis que Lin Biao et Mme Mao ne s'entendaient plus.

L'émission et les remous autour du livre contribuèrent à la libération des
auteurs de ce samizdat chinois, enfermés non loin de l'endroit où Deng Xiaoping
avait été incarcéré, autorisé malgré tout à vivre avec sa famille, à faire
lui-même la toilette de son fils (hémiplégique, après avoir préféré sauter par
la fenêtre que de continuer à être torturé par les gardes rouges préférés de
Serge July).

Quelques semaines plus tôt, en décembre 1975, sur Antenne 2 également, un
polytechnicien madame-mao-phile avait exigé le micro, dans une émission en
direct où il n'était pas invité, puis quitté le plateau de manière théâtrale,
applaudi par un groupe de militants maoïstes, pour expliquer que, ministre
français, il ne pouvait tolérer – sur une chaîne de télévision d'Etat –
d'entendre dire "Mme Mao" et non pas la "camarade Jiang Qing", et encore moins
qu'on prédise que "Deng Xiaoping allait envoyer Mme Mao au couvent dès la
disparition du Grand timonier".

Avec une intelligence de l'évènement qui restera sa marque, pendant la trentaine
d'années suivantes, sur la diplomatie et l'université françaises, le Dr Jean-Luc
Domenach du Céri, dans l'instant, félicita le ministre Lionel Stoléru : selon
ses meilleures sources, "le camarade Deng Xiaoping et la camarade Jiang Qing,
réconciliés, oeuvr(ai)ent désormais à l'édification du socialisme en Chine".
Mais le camarade Domenach du Céri négligea de prévenir les intéressés de sa
prédiction, et l'histoire prit un autre tour : Mme Mao fut jugée publiquement –
une première en Chine pour un dirigeant déchu de ce calibre – condamnée à mort
et autorisée à se suicider quelques années plus tard.

Peu après cette arrestation (qui contraria tant le camarade Domenach du Céri),
Chinois encore un effort pour être révolutionnaires fut – en 1977 – à Cannes le
film français de la Quinzaine des réalisateurs, mais toujours dans une ambiance
plus que réticente, celle de l'intelligentsia madame-maoiste du temps : Pierre
Kast qui, autant que Georges Charensol, appréciait ce long-métrage, fut amené à
faire le coup de poing pour défendre le film contre ses détracteurs.

Pour faire court, disons que trente années avant le long docu de Short, trente
ans avant le Mao de Chang & Halliday, l'histoire de la révo. cul. et de son
contexte était résumée, dans l'instant même de l'arrestation de la la "bande des
quatre", en deux heures et en couleurs, avec de la musique d'époque, plus les
superbes voix de Thierry Lévy et de Jacques Pimpaneau, et pas mal de citations
incontestables, d'images rares, avec une verdeur de langage empruntée à Mao
soi-même, soutenue par une analyse marxiste tendance-Groucho, un montage qui n'a
pas eu d'équivalent depuis.

Le film expliquait, et Mme Mao le rappela durant son procès, qu'ils étaient cinq
dans la Bande des quatre. Il se terminait sur une très simple question : combien
de temps faudrait-il à Deng Xiaoping pour pousser Hua Guofeng hors de la Cité
interdite, et prendre sa revanche sur Mao ?

Il n'en fallait pas plus à un autre vertueux sinologue catho-mao pour présenter
des excuses formelles à l'Ambassade de Chine et expliquer que l'auteur du film,
déshonorant le c.n.r.s. en serait chassé puisqu'il était – à n'en plus douter –
un suppôt de Deng Xiaoping.

L'assistant réalisateur (sous un pseudo) du film, un chômeur méritant et, à
l'évidence, futur bon journaliste, ayant été recruté par François Fejto pour
devenir le correspondant de l'AFP à Pékin, un tir de barrage fut organisé par
les cathos-maos qui voulaient contrôler non seulement la diplomatie et
l'université mais aussi les médias. L'AFP passa outre, elle s'en porta bien,
bénéficiant ainsi d'une excellente couverture du "mur de la démocratie" par
Francis Deron, tout comme le Monde par la suite qui, souhaitant dissiper la
coûteuse (cent mille lecteurs en moins) image khmer-rouge et philomaoiste
diffusée par Patrice de Bouc et Alain de Beer, recruta le premier journaliste
français, basé en Chine, à avoir fait l'effort d'apprendre le chinois avant son
départ.

Trente ans après, faut-il ressortir ces noms oubliés de maoïstes mondains, leurs
bourdes et ces bassesses ? et pourquoi celles-là plutôt que mille autres ?
Assurément c'est plus qu'utile, c'est pédagogique : pendant trente ans, la
France universitaire va persévérer dans l'erreur, et la perversion, sur la
Chine. Ce sera l'âge d'or des prébendes pour les disciples de Jean Chesneaux, de
Léon Vandermeersch, de Domenach du Céri, empêchant Simon Leys (Pierre Ryckmans)
d'enseigner en France, laissant dépérir la bibliothèque / centre de recherche /
du Général Guillermaz à l'Ecole des hautes études –– et passant de mauvais
messages aux entreprises.

Même si de nombreuses traductions littéraires de qualité émergent, l'étude de
l'histoire et celle de l'économie chinoises vont laisser à désirer pendant
trente ans. Par exemple, peu d'universitaires comprendront et expliqueront le
rôle que Taiwan va être amenée à jouer dans la modernisation de la Chine, et
comment les entreprises françaises doivent reprendre pied dans cette île, comme
sur un tremplin, vers la Chine – malgré le Quai d'Orsay de Mme Morel et de M.
Manac'h.

[Une thèse svp ! Pour le moins un mémoire de maîtrise, financé par l'Institut
français des relations internationales. On écrit des articles sur des
cuisiniers, et des thèses sur des romanciers, pourquoi n'écrirait-on pas des
thèses sur des diplomates en ressortant leur prose des bureaux d'ordre du Quai ?
].

En fait l'une de ces entreprises, et pas des moindres, attendra pour ouvrir un
bureau à Taipei que Li Peng, le PM chinois de l'époque, lui suggère de ne pas
négliger le marché taiwanais !

En 2006, la situation a-t-elle évoluée ? Pas tant que cela, et pas dans le bon
sens : le Dr Domenach du Céri est devenu une sorte d'aumônier de l'ambassade de
France en Chine, comme un commissaire politique qui aurait posé son col romain
de coté sur sa tête, comme un béret, mais sans oublier sa baguette de pain sous
le bras : désigné dans un télégramme diplomatique vers l'ambassade de France
comme le représentant direct de Lionel Jospin en république populaire de Chine,
les institutions universitaires et le Quai d'Orsay ont cotisé pour son
expatriation. Malheureusement pas assez , car une équipe sinologique de
recherche concurrente a pompé de son coté près de 300 000 euros pour une étude
poly-thématique, et multi-disciplinaire, sur les supplices chinois [peut-on
encore dire après cela que l'université manque d'argent ?].

De temps à autre, à Pékin ou Shanghai, des hommes-d'affaires français en Chine
sont invités à payer leur écot pour un repas-débat avec ce subtil directeur de
conscience, et l'entendre raconter la fin de l'histoire maoïste rédigée en
mouillant son encre avec l'eau bénite de la revue Esprit-es-tu-là ? On devine
quelles mauvaises affaires font ces hommes-d'affaires-là.

Trente ans après, la Chine ayant entre-temps publié des milliers de pages de
dénonciation des crimes et massacres de la révo. cul., et réhabilité ses
victimes les plus célèbres, comme le ministre de la défense Peng Dehuai, le
Président de la République Liu Shaoqi, et tant d'autres, torturés à mort sur
ordre de Mao, on peut encore en France écumer dans les médias les objurgations
de dizaines d'éminences en tous genres qui ont réclamé et contient à réclamer
une "révolution culturelle" (sic) en France, dans leur ministère, dans leur
industrie.

Il ne peut y avoir ni d'ignorance ni d'ambiguïté de la part de ces ministres,
managers, ou maîtres-à-penser : l'expression "révolution culturelle" n'a jamais
été utilisée avant son invention par Mao, ni depuis, si ce n'est pour désigner
la sanglante et catastrophique "contre-révolution anti-culturelle" , stigmatisée
par Souvarine .

En Chine, parler de révolution culturelle c'est comme évoquer Oradour-sur-Glane
en France, en multipliant par 6 années, et quelques millions de victimes.
L'expression n'existe donc que pour résumer une guerre civile, une tragédie,
dont les horreurs ont été dévoilées par la Chine elle-même, de manière
officielle et documentée, accessible à tous les étrangers qui souhaitent en
prendre connaissance, en français ou en anglais, pas seulement en chinois.

C'est la Chine qui offre à Short les images très fortes de Peng Dehuai, le
ministre de la défense, battu à mort sous l'objectif de plusieurs caméras, et de
Liu Shaoqi, le président de la république battu avant d'aller mourir de faim et
de mauvais traitements dans une cave.

Pour ceux qui voudraient se constituer un florilège didactique, et c'est sans
doute la cas de tous les enseignants d'histoire et d'économie en classes
terminales, il suffit de rechercher sur le web des expressions (françaises)
comme "faut une révolution culturelle" ou "révolution culturelle est
nécessaire". La moisson est sidérante, trente années après la mort de Mao et,
dans la foulée, de la condamnation à mort de son épouse, de la condamnation par
le gouvernement chinois de la révo. cul., dans son ensemble et dans tous ses
détails.

Dans un océan de citations restituées par internet, retenons en deux prises au
hasard sur la toile, aberrantes mais significatives : imagine-t-on ces deux
orateurs-là réclamant "un Treblinka, un Auchwitz, pour résoudre nos/leurs
problèmes" ?

Edgar Morin dans l'Humanité, il n'y a pas si longtemps : "Il faut une révolution
culturelle qui reprenne les aspirations du socialisme sur d’autres notions de
base que celles de la pensée de Marx".

François Fillon, devant Nicola Sarkozy, lors de l'Université d'été des Jeunes
Populaires, La Baule, septembre 2005 : "Une révolution culturelle est nécessaire
dans le pays ! ".

Plus cocasse : un Garde des sceaux aurait appelé de ses voeux une révolution
culturelle au ministère de la justice, mais le temps manque pour interroger le
service de presse de la place Vendôme sur la manière dont les enfants de
magistrats auraient dénoncé leurs parents, les procureurs été battus à coup de
ceinturons, la boucle du bon coté, par les greffières invitées, sous peine
d'être elle-mêmes cognées et entassées dans les placards à balais, après s'être
trémoussées avec les matons sur l'air de "la danse de la loyauté", avoir brulé
les livres de la bibliothèque, etc.

Comme pour me servir la soupe, ou m'inviter de manière provocante à y tenir une
chronique régulière, le secrétaire de rédaction des pages saumon du Figaro
d'avant hier titre que l'Express va connaître sa "révolution culturelle" car cet
hebdomadaire a été racheté par un Belge !

Six mois avant le trentième anniversaire de la mort de Mao, malgré l'insistance
de de Pierre-André Boutang, qui préparait alors la production du documentaire
vidéo de Short qui sort cette semaine en dvd, le patron de Arte refusera non
seulement la programmation de Chinois encore un effort ... mais simplement de
laisser ses collaborateurs, et l'habituelle commission de sélection, visionner
ce classique ... dont la version américaine se gaussait de son Chairman lorsque
celui-ci était maoïste.

Et l'INA, qui a co-produit le film, n'en retrouvera – en six mois – ni
l'affiche, ni la fiche dans son catalogue, et encore moins une copie.
Heureusement le négatif existe encore.

J'ai donc proposé à Pierre Haski, nouveau responsable de la rédaction de
Libération, qui fut un bon correspondant de presse à Pékin, de lui offrir le
film et d'en glisser un dvd le 9 septembre, date anniversaire, dans chaque
numéro de son quotidien. C'était également dans mon esprit un hommage à Hélène
Hazéra quand elle tenait la chronique des chansons dans Libé. Depuis qu'il a
visionné le film, cet agréable convive ne m'a plus jamais invité à déjeuner.

Au Nouvel Observateur, le responsable des dvd(s), du moins se présente-t-il
comme tel, a été plus franc en expliquant que Chinois ... passera plus
facilement à la Cinémathèque de Shanghai que dans son hebdomadaire.

Trente ans après, c'est donc un délai raisonnable pour un décantation, pour
comparer, (toujours les anti-sèches de classes terminales) deux biographies de
Mao disponibles en français dont tout le monde parle : celle de Phil Short, qui
a été autorisée puis traduite en Chine, et celle de Chang & Halliday qui ne
l'est pas encore officiellement mais y circule.

La biographie par Short a fait l'objet par son auteur d'une adaptation
télévisuelle qui a bénéficié d'un appui méritoire d'organismes officiels
chinois, non seulement de l'accès à quelques témoins haut de gamme pour des
interviews, mais aussi de vieilles bandes d'actualités rarissimes dont beaucoup
méritent un "arrêt sur image", pour des commentaires détaillés qui
malheureusement prendraient trop de place ici, mais seront bienvenus dans le TD
des classes terminales, ou dans les cours d'histoire aux Langues'O.

Plus tard que les journalistes qui disposaient d'un dvd depuis deux semaines,
j'ai découvert ce long documentaire lors de sa programmation hier et avant-hier
sur la chaîne franco-allemande. Malgré les méritoires efforts de Boutang pour
tirer sa production vers le haut, Short est décevant, pas du tout à la hauteur
des images que la production lui a confiées, ni des efforts documentaires que
des organismes chinois officiels ont consenti en sa faveur. En s'incrustant dans
le paysage (comme Benny Hill parodiant CNN) Short n'ajoute vraiment rien à
l'histoire du montage cinématographique, et ses propos affadissent le sujet.

Je recommande sincèrement aux lycéens précités de visionner, en toute
objectivité, ce long documentaire de quatre heures, et d'écouter attentivement
son commentaire pour en proposer un contrepoint. Si ce n'est pour Short, du
moins pour Boutang qui a réuni les images et, en quelque sorte, les offre au
détournement :

Je suggère aux lycéens concernés et à leurs enseignants, de repasser dans un
deuxième temps les mêmes images, mais en coupant le son, sans le commentaire du
journaliste anglais, et de vérifier comment faire coïncider telle ou telle
séquence avec telle ou telle page des Habits neufs du Pt Mao de Simon Leys
(désormais en Bouquins chez Laffont), de la Tragédie de révolution chinoise
d'Harold Isaacs (Gallimard), de l'Histoire du PCC de Guillermaz (Payot), et du
Mao, une histoire inconnue de Chang & Halliday (Gallimard).

L'épisode du "Pont de LuDing" sera un exercice facile pour les lycéens et le
premier que les enseignants pourront utiliser pour leurs travaux pratiques :
Short dispose du film de propagande tourné par des comédiens, offert par la
Chine. Short s'est rendu sur place. Sur internet, et dans Chang & Halliday, on
trouve l'explication offerte par Deng Xiaoping à des visiteurs américains :
l'évènement n'a pas eu lieu : c'est un chromo des services de propagande pour
créer une mythologie utile à l'enthousiasme des masses, et de Serge July. Pour
surtout éviter de raconter ce que fut la Longue marche et ce que furent les
luttes au sein du PCC, la mythologie maoïste a lancé des ballons qui dégonflent
avec le temps.

En regardant, avec intérêt, cette séquence de Short je repensais à une célèbre
photo d'un reporter américain où l'on voyait dans la Chine de l'autre guerre
civile (pas la guerre civile maoiste) une dame grassouillette rigolant, devant
un étalage de boisseaux de riz. Je ne garantis pas le poids de riz, mais tout le
reste (et la photo peut se retrouver) et surtout l'impression écoeurante que
m'avait laissée cette commerçante repue avec, en premier plan, à ses pieds, un
enfant famélique, en train de mendier.

En constituant l'iconographie du Mao, Réalités d'une légende, de Guikovaty, il y
a plus de trente ans, j'avais retrouvé à New York la planche contact du
photographe. C'était du Doisneau devant l'hôtel de ville de Paris (avec le
célèbre baiser de deux comédiens) : le gosse était indiscutablement maigre et
mal nourri, mais la commerçante repue souriait à l'objectif parce que la prise
de vues traînait et que le photographe avait du mal à trouver son angle et à
cadrer le gosse, déplacé sur le devant de l'étalage pour la bonne pose –– qui
fit le tour du monde.

Pour nombre des précieuses archives du Short, on a également envie de redonner
les détails de la "planche contact intégrale" de tout ce que le Parti lui a
fourni. Ces détails sont disponibles. Ils sont intéressants. Ils méritent d'être
expliqués en classe et de dépasser le "son d'Arte".

L'oeuvre de Short a été initialement soutenue par un organisme officiel chinois
qui a fourni, et peut-être même vendu [on est sous le socialisme aux couleurs du
marché], un bonne partie de la documentation. Mais le dvd une fois visionné on
peut penser que les camarades responsables du département concerné vont se
demander comment se repasser cette pomme de terre chaude : un docu-vidéo riche
de documents historiques bruts exceptionnels, accompagnés d'interviews dont
certaines feront date (celle de la fille de Liu Shaoqi en particulier) qui
permet à tout propriétaire d'un Mac en Chine de réaliser sa version et son
commentaire, tout comme les lycéens français et élèves de la classe d'histoire
des Langues'O. vont le faire, cet article en mains, j'espère.

Qu'on ne se méprenne pas, je ne fais pas mine d'être irrité par le commentaire
de Short. Je trouve vraiment affligeant que "trente ans" après, riche de
documents qu'en 1976 on ne pouvait absolument pas sortir de Chine, où d'ailleurs
on entrait pas, Short en dise moins et moins bien que Leys en 1971, et que
l'histoire de ce despote épouvantable soit si mal racontée.

Dans le même temps, Mao continue à grincer des dents , coincé dans sa chasse en
cristal, contre Deng Xiaoping et ses successeurs. Pour les lycéens, ou jeunes
profs d'histoire, qui veulent se lancer dans le cinéma, à peu près à l'âge où je
l'ai fait, il y a trente ans c'est donc facile et plus rapide : FinalCut Pro sur
Mac a remplacé la table de montage 35mm et les colleuses avec leur odeur
d'acétone. Ne parlons pas des effets spéciaux qui sont désormais à la portée de
tous.

Les documents sont là, plus nombreux et même offerts par le Parti communiste
chinois. L'histoire a un peu décanté, même si le sinologues français sont en
retard. On peut voyager en Chine (ce qui n'était pas le cas à l'époque). Et les
lycéens peuvent même encore utiliser le Dr Domenach du Céri comme tête à
claques. Je leur offre un titre avec mes meilleurs voeux pour le Short revisité,
re-commenté et re-monté : La malédiction de la momie.

Le Figaro, 7 septembre 2006

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